Le témoignage de Chloé, malentendante de naissance

 “Ce handicap fait ma force autant que ma faiblesse.”

Depuis sa naissance, Chloé doit vivre avec un handicap que personne ne voit : celui d’être malentendante. Dans son témoignage, elle met des mots sur une partie des difficultés auxquelles elle a dû faire face, notamment dans son enfance, dans ses relations professionnelles et personnelles, ou encore durant une pandémie mondiale.

Parle-nous de ton handicap. Quand est-ce que tu as été diagnostiquée ? Comment as-tu vécu ta scolarité ? As-tu eu des difficultés pour t’adapter ?

Quand j’étais petite, je parlais très mal. Je parlais comme j’entendais. Notre médecin de famille disait que l’audition allait arriver avec le temps. Mon père, infirmier de profession, disait que ce n’était pas normal. Je traversais les rues sans entendre les voitures arriver, on m’appelait et je ne répondais pas. J’ai eu beaucoup de difficultés, je ne comprenais pas grand-chose et les autres ne me comprenaient pas non plus. J’avais 5 ans. 

A l’école, c’était catastrophique. La maîtresse me prenait tout simplement pour une idiote. J’en garde un souvenir cuisant, je me sentais stupide. Je ne comprenais tout simplement pas à cet âge-là pourquoi je n’y arrivais pas et ce qui clochait chez moi. Le temps a passé, et après beaucoup d’examens, j’ai été diagnostiquée malentendante. 

Vers 7 ans, j’ai eu mon premier appareillage. Je ne me souviens pas vraiment de cette période, mais je sais que le temps d’adaptation a été très long. Mes parents ont voulu bien faire, alors on m’a changé d’école pour une école privée, avec des cas un peu particuliers, des élèves en difficulté, des effectifs restreints. J’ai vécu les pires années de ma vie là-bas. J’essayais de m’intégrer mais c’était très dur. Quand on grandit, on essaie de faire sa place, de se découvrir, d’être sociable. On veut être “cool » avec les autres. Je suis passée complètement à côté de la phase sociabilisation à cause de mon problème d’audition. Je m’explique : quand on était en cours, les professeurs me faisaient beaucoup participer car ils savaient que je n’entendais pas bien et ils voulaient être sûrs que je suive. Moi, je voulais juste me faire la plus petite possible. Je bégayais (j’ai eu des cours d’orthophonie pendant de nombreuses années), et j’avais l’impression de me taper la honte à chaque fois. Avec les autres pendant les pauses, ils étaient toujours en cercle en grand nombre pour discuter, autant vous dire que j’étais la seule qui ne riait pas car je n’avais pas compris. Les enfants sont tellement méchants à cet âge-là ! On me prenait mes appareils, on me les jetait dans la cour, on faisait du foot avec “puisque de toute façon je ne comprenais rien”. Alors, je restais dans mon coin à lire mes livres (merci Harry Potter !) pour ne pas avoir à fréquenter qui que ce soit. Je me mettais dans ma bulle lorsque un environnement me rendait inconfortable (trop de bruit, la personne est de dos, etc). Heureusement, j’ai pu compter sur certains professeurs pour m’aider. 

Quelques années plus tard, j’ai pu changer d’établissement et repartir à zéro, et ça m’a fait du bien. Après des années renfermée sur moi-même, je n’étais pas la plus joyeuse ou la plus sociable, mais j’allais beaucoup mieux. Je commençais gentiment à m’épanouir… Il était temps !

Après mon DEC, je suis partie faire une formation en maroquinerie et pendant 2 ans, je n’ai pas porté mes appareils : j’étais dans un atelier très bruyant, j’avais l’impression de me noyer sous le bruit et de tomber de m’évanouir si je les portais. J’ai donc fait sans, même quand je ne travaillais pas… je n’étais plus capable de les remettre, le son était bien trop fort. Alors lorsque je suis allée faire un examen de contrôle chez mon audioprothésiste, ça n’allait plus du tout : j’avais perdu plusieurs pourcentages d’audition, et que je ne récupérerais jamais. Il était donc urgent que je les remette, pour que mon cerveau s’habitue de nouveau, sinon j’allais finir complètement sourde à vitesse grand V. À 22 ans, j’ai repris les études dans une école de commerce, et il m’a fallu tout réapprendre pour pouvoir entendre correctement, ce qui a été très compliqué. Les profs se sont adaptés. Difficile, mais pas impossible. J’ai été diplômée et j’en suis très fière. 

De quelle manière vis-tu ton handicap dans ton quotidien ?

Mon handicap, je n’en parle jamais. Je ne veux pas voir de regard triste, ou pire, de pitié. Je suis toujours contente d’en parler lorsque l’on me pose des questions, et je garde le sourire. Mais je n’irai pas dire à quelqu’un : je suis malentendante, possible que je te fasse répéter. Trop de choses me sont passées sous le nez de cette manière : les gens arrêtent de parler (carrément), ou des jobs que j’aurais adoré avoir mais je n’ai pas été prise. 

Si un jour je n’ai plus mes appareils (perte, vol, oubli…) alors je ne suis plus rien. Je me remets dans ma bulle, je ne parle plus à personne, je ne profite de rien. C’est un sentiment complexe à expliquer : la honte, le malaise, le mal-être. La honte de devoir faire répéter les gens, le malaise de devoir essayer de dire “je ne peux pas te parler pour l’instant” sans que la personne en face ne se vexe ou ne comprenne pas. Parce que quand je n’ai pas mes appareils, je ne m’entends pas m’exprimer. Est-ce que j’articule bien ? Est-ce que l’on me comprend ? Et le niveau de son, est-ce que je parle trop fort ou pas assez ? Et le mal-être, parce que je me sens seule quand ça arrive, et que personne ne peut rien faire pour moi. Je serais bien incapable de travailler sans. On m’a même dit deux ou trois fois dans ma vie : “tu ne devrais pas travailler avec des gens, ce n’est pas fait pour toi. Tu devrais rester derrière un bureau toute seule.” C’est tellement dur d’entendre ça. Un jour où j’étais en pleurs suite à une incompréhension qui a mal tourné, on m’a aussi dit : “arrête, tu n’es pas en fauteuil roulant ni amputée non plus.” Oui, certes. N’empêche que. Sans mes appareils je ne fais plus rien. Donc, c’est comme si on me privait de mon fauteuil roulant. 

Aujourd’hui, je suis fière de dire que je vis normalement mon handicap. Ce handicap fait ma force autant que ma faiblesse. 

Mes appareils ont pris des années à être réglés, c’est un travail d’orfèvrerie : ça se joue à des niveaux de son infimes. Par exemple, dans certains cas, j’entends mieux les graves, et dans d’autres j’entends mieux les aigus. J’ai environ 35 à 40 % de moins pour les deux oreilles.

Il y a des côtés aussi très cool : je peux décider discrètement de les éteindre pour avoir la paix si j’ai envie d’être tranquille. La nuit je n’entends rien puisque je ne les porte pas, donc généralement je dors bien. Je peux aussi lire sur les lèvres à très longue distance (mon super pouvoir !), donc je peux savoir ce qui se dit. 

Lorsque je les enlève, quand je choisis mon moment, je ressens tout très différemment : je sens les vibrations plutôt que les sons dans ma poitrine. Je sens mon cœur battre, et mon sang palpiter dans mes veines. À ce moment-là, je me recentre sur moi-même. Quand je disais plus haut que ça pouvait être un mauvais côté, c’en est aussi un très bon. Je me sens vivante. Et je trouve ça génial. 

Comment as-tu vécu la crise sanitaire, comment as-tu fait pour t’adapter ?

Pour vous situer dans le contexte, je suis réceptionniste et aide-technicienne en clinique vétérinaire. Je travaille avec l’humain en équipe, mais aussi (évidemment) avec les animaux. Je me dois d’être réactive lorsque l’on me demande quelque chose d’urgent, ou lorsque la situation pourrait être dangereuse avec un animal et que l’on me donne des indications. 

Je dirais que ça a été quand même très dur. L’apparition de masques, de vitres et de visières ont mis tout le monde dans la difficulté pour la compréhension, mais pour ma part et la communauté des sourds et malentendants encore plus. Au quotidien, je lis sur les lèvres, c’est environ 75% de ma part de travail pour comprendre l’autre, pour 25% de son. Alors, en ayant été privée du visuel depuis le début de la pandémie, j’ai été désemparée. Et je le suis toujours à l’heure actuelle. Je dois faire beaucoup plus d’effort pour comprendre l’autre, et je sors de mes semaines épuisée. 

Alors, on a mis en place avec ma boss et mes collègues plusieurs stratagèmes : faire les consultations porte fermée plutôt qu’ouverte pour que je puisse entendre ce qu’il se passe à la réception, créer un formulaire où les clients écrivent leurs coordonnées plutôt que de le faire à voix haute, mes collègues me laissent le téléphone où j’entends le mieux, la chirurgienne articule et parle plus fort lorsqu’elle a besoin de moi pour une urgence, ma collègue réceptionniste qui parle fort habituellement fait super attention à son niveau de voix, et viens à ma rescousse quand elle voit que je perds mes moyens dans une situation que je ne maitrise plus à cause de mon audition. Je ne les remercierais jamais assez. Grâce à elles, j’ai pu garder mon travail que j’aime tant. 

Ces petits ajustements ont fait que ma vie est un peu plus facile, plutôt que de me battre constamment pour être à la hauteur. Quant aux clients qui ne font aucun effort d’articulation, quand je vois de l’agacement dans leurs yeux car je ne comprends pas ce qu’ils me disent à cause du masque, je me permets de les remettre gentiment en place en leur expliquant la situation. Certains sont compréhensifs, heureusement. L’idéal serait que tout le monde porte des masques transparents, que l’on puisse lire sur les lèvres… mais je pense bien que c’est peine perdue !

Mais quand bien même… j’ai hâte de revoir le visage des gens et de lire sur leurs lèvres, que je puisse souffler un peu. 

Quel conseil ou action tu voudrais dire aux gens qui ne vivent pas avec un handicap ? 

Je dirais qu’il faut être patient. Si vous voyez qu’une personne en face de vous ne comprend pas de suite, s’il vous plaît, ne vous énervez pas ou ne montrez pas de signe d’impatience. Cette personne n’est pas stupide, et vous ne feriez que la vexer encore plus. C’est valable aussi si elle répond à côté… C’est qu’il y a forcément quelque chose derrière. 

Un handicap invisible… ça existe.

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